Lors de la 2nde édition du Club Agroalimentaire de Crédit Mutuel Equity, Philippe Goetzmann est intervenu pour partager son analyse de l’évolution de la consommation alimentaire entre grande distribution et restauration.

Alors que de nombreuses voix parlent de déconsommation en observant les supermarchés, il apparaît qu’il s’agit en fait plus d’un déplacement de cette consommation vers des univers moins regardés. Retail et food service, analysés jusqu‘ici séparément, sont en voie d’hybridation. Il est temps de penser « One food ».

Après un an d’une inflation inédite entraînant des mouvements importants dans la consommation alimentaire, la rentrée a vu se succéder les prises de paroles catastrophistes : « Chute des volumes », « les Français se privent », « Tsunami de déconsommation », à l’appui de statistiques mal comprises ou utilisées à dessein. La réalité, comme souvent, est plus nuancée.

Une baisse des volumes ?

Si la consommation est bien sûr sous tension, si évidemment les Français sont inégaux face à la situation, si certains souffrent vraiment, en réalité la consommation alimentaire tient plutôt bien.

La baisse des volumes est réelle, mais elle succède à une période exceptionnelle de hausse liée à l’épisode Covid qui avait nettement avantagé la grande distribution. Avant cet accident, les volumes étaient tendanciellement en déclin. Un peu chaque année. Faible dynamique démographique, vieillissement, attention portée au gaspillage, les raisons sont nombreuses qui expliquent cette baisse. Celle de 2023 amène en fait simplement à retrouver la tendance de long terme.

Plus encore que les raisons sus-citées c’est le déplacement de la consommation vers des univers moins ou autrement mesurés qui explique la baisse. Les volumes ne disparaissent pas, ils se cachent ailleurs. Les Français ne mangent pas moins, ils mangent autrement.

Fin d’une alimentation binaire

Jusqu’à il y a peu, l’alimentation se répartissait entre consommation à domicile, en famille, autour de plats partagés et cuisinés au quotidien, faits à partir de produits achetés en magasin et le restaurant, lieu des occasions, en famille ou entre amis, où chacun mangeait selon son choix personnel. Cette dichotomie se trouvait aussi dans la statistique (l’Insee mesure d’une part les marchandises d’autre part les services) comme dans l’industrie où l’offre, les forces de vente, les usines parfois, sont distinctes. Plusieurs évolutions et innovations invitent à changer le cadre de nos réflexions.

L’individualisation du repas

La baisse de la taille des ménages entraîne inexorablement l’individualisation des repas et l’externalisation de la cuisine vue comme une tâche ménagère. 70% des ménages aujourd’hui en France sont composés de 1 ou 2 personnes ! Seuls 11% des foyers en réunissent 4. Si bien que l’individu devient la norme et le partage l’exception, à telle enseigne que de plus en plus de restaurants proposent en un savoureux retournement l’« expérience » de plats partagés.

Le temps de la cuisine est contraint

Le temps disponible est plus restreint que jamais. Le taux d’emploi historiquement élevé couplé au désir de loisir contraignent le temps de la cuisine qui disparaît comme tâche domestique. Le « retour à la cuisine » souvent évoqué ces dernières années relève plus du loisir créatif que du quotidien. La digitalisation accélérée par la crise Covid a démocratisé l’usage des applications de commande. Le télétravail a rendu optionnel le fait de sortir de chez soi et commun le fait de se faire livrer.

A domicile - hors domicile, des définitions obsolètes

Avec le développement du snacking, du drive, de l’alimentation on-the-go, manger au restaurant ne signifie plus – et de loin – s’asseoir à table. En miroir, manger à la maison est désormais distinct - et souvent très différent, notamment en zone dense et chez les plus jeunes - de cuisiner chez soi. Le chiffre d’affaires des restaurants se réalise aussi « out-of-resto », chez soi, dans la rue, au bureau... Et la distribution concurrence le « out-of-home » sur la sandwicherie et le snacking.

Des mouvements anciens, à bas bruit, mais très puissants

Les évolutions de la consommation se ressentent peu à l’année. Elles agissent comme les plaques tectoniques, lentement mais inexorablement. De 2000 à 2020, la consommation hors foyer a capté 80% de la croissance du nombre de repas mangés en France. Or la France est nettement en retrait de la moyenne des pays développés quant à la consommation hors domicile. Le potentiel est donc toujours devant nous. Il n’est pas improbable que désormais toute la croissance en volume soit réalisée par la restauration et que le retail voie ses volumes définitivement baisser.

A cela s’ajoute le renouveau des commerces de bouche qui n’ont de traditionnel que le nom tant ils innovent en qualité et services et les nouveaux circuits de distribution qui ont démarré comme des niches et qui aspirent une part de plus en plus importante du marché. Ainsi, au total, l’érosion de la part de marché de la grande distribution peut être estimée à 1,5 milliards d’euros par an. Soit en gros la consommation de Marseille ou de la Haute-Savoie qui migrerait intégralement du retail vers la RHF chaque année !

Hybridation

A l’origine, la distribution vendait des produits peu élaborés et la restauration délivrait un service complet. Entre ces deux extrémités apparaît un champ large de possibles. Il ne s’agit pas pour ces deux secteurs de faire le métier de l’autre. C’est l’entre deux que chacun aborde et où ils se mélangeront. Le mouvement a déjà commencé.

Un corner sushi est bien de la RHF in-store. Un restaurant qui investit le domicile via les applications de livraison concurrence le plat cuisiné. Teract qui rachète Louise acquiert du snacking. Quitoque ou Jow servicialisent l’alimentation. La liste est longue des ces initiatives qui vont transformer le paysage de l’alimentation des Français.

Des opportunités à saisir

Ces évolutions ouvrent de nouvelles perspectives pour l’industrie. Elle délivrait des produits au commerce et des ingrédients à la restauration. Transformer, cuisiner, à grande échelle, que ce soit en usine ou en magasin, est une activité industrielle. Elle peut ainsi prendre sa part dans l’hybridation en passant elle aussi du produit au service voire au concept pour apporter sa puissance et sa maîtrise des process. Les commerçants, en grande distribution comme au restaurant sauront tirer bénéfice de l’externalisation d’activités mal maîtrisées, par manque de compétence ou par manque de taille.

Le marché est donc loin d’être sinistré. Certes le pouvoir d’achat serre les marges et le prix des matières premières, mais les évolutions socio-démographiques ouvrent des perspectives fortes autour des services. La situation, complexe et tendue est menaçante pour de nombreux acteurs de la filière, de la fourchette à la fourche. Elle est tout autant riche d’opportunités.

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