La pandémie de covid-19 est un redoutable problème de santé publique, mais dont les conséquences économiques et sociales seront peut-être encore plus lourdes que ses dimensions proprement sanitaires. Pour penser l’affolement médiatique et politique qui l’accompagne depuis le début, et pour essayer d’y résister, j’ai proposé trois concepts qui me paraissent éclairants : le panmédicalisme, le sanitairement correct, l’ordre sanitaire.

Ce que j’appelle panmédicalisme (du grec pan, « tout »), c’est une idéologie, voire une civilisation qui tend à faire de la santé la valeur suprême, et conséquemment à tout demander à la médecine : cela revient à déléguer aux médecins la gestion non seulement de nos maladies (ce qui est normal sous réserve de notre consentement éclairé) mais de nos vies et de nos sociétés, ce qui est beaucoup plus inquiétant.

Cela n’a pas toujours été vrai, mais ne date pas non plus d’hier. La première occurrence que je connaisse de ce panmédicalisme, c’est une boutade de Voltaire : « J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé. » Penser que le bonheur n’est plus qu’un moyen pour atteindre ce but suprême que serait la santé, c’est opérer un renversement complet par rapport à au moins 25 siècles de civilisation, pendant lesquels on considérait à l’inverse que la santé n’était qu’un moyen, certes particulièrement précieux, pour atteindre ce but suprême qu’est le bonheur. Une pareille inversion des valeurs et des hiérarchies nous fait entrer déjà dans ce que j’appelle le panmédicalisme.

Une occurrence plus récente du même phénomène : un dessin de Sempé, que j’ai vu il y a quelques années dans un magazine. Il représente une église gothique, vue de l’intérieur, d’ailleurs très bien dessinée, en pleine page. L’église est vide. Sauf que devant l’autel, une petite bonne femme entre deux âges est en train de prier, de parler au Bon Dieu. Et qu’est-ce qu’elle lui dit ? Ceci : « Mon Dieu, mon Dieu, j’ai tellement confiance en vous que, des fois, j’ai envie de vous appeler Docteur ! » Dieu est mort ; vive la Sécu !

Bien sûr, Voltaire ou Sempé, ce sont des boutades, mais qui disent quelque chose sur l’air du temps et sur cette idéologie panmédicale, laquelle n’est pas toujours extérieure au monde médical lui-même. Vous connaissez la définition que l’OMS donne de la Santé : « La santé, nous dit l’OMS, ce n’est pas seulement l’absence de maladie, c’est un état de complet bien-être physique, mental et social ». Si c’est vrai, cela veut dire que si j’ai eu trois jours de santé depuis que je suis né, c’est un maximum : parce que les états de complet bien-être physique, mental et social, il faut quand même reconnaître que c’est une formidable exception !

Et cela veut dire qu’il y a, dans notre pays, quatre ou cinq millions de chômeurs et d’exclus qui relèvent d’urgence de la médecine, puisqu’ils ne sont pas en bonne santé – sauf à supposer que les chômeurs et les exclus jouissent d’un parfait bien-être physique, mental et social, ce qui serait tout de même paradoxal. Dieu est mort. Marx est mort. Vive les psychotropes !

Il me paraît important de résister à cette tentation panmédicale. Pour combattre les maux de la société, je compte plus sur la politique que sur la médecine. Et pour guider ma vie, plus sur moi-même que sur mon médecin.

Quant au sanitairement correct (concept que j’ai forgé par analogie avec le politiquement correct), il consiste à s’interdire de dire des choses que l’on sait vraies mais qui choquent. Par exemple, au début de la pandémie, il était sanitairement incorrect de s’inquiéter des conséquences économiques du confinement. J’entrepris donc de le faire, en insistant sur le fait qu’elles allaient peser surtout sur les jeunes. Cela me valut plusieurs mails d’injures, et quelques dénonciations haineuses dans la presse. Tout le monde savait pourtant que j’avais raison, mais il était sanitairement incorrect de le dire. Parler d’argent à propos de santé passait pour obscène. C’était bien sûr une erreur : la misère tue aussi, et souvent davantage (on meurt plus vite de faim que de maladie). Et la médecine coûte cher. Comment la financer si l’économie s’écroule ?

J’ai choqué aussi en disant que toutes les morts ne se valent pas : parce qu’il est plus triste de mourir à 20 ou 30 ans qu’à 68 (mon âge) ou 81 ans (l’âge moyen des décès dus à la covid-19). Là encore, tout le monde ou presque en est d’accord ; mais il était sanitairement incorrect de le dire.

Panmédicalisme et sanitairement correct sont désormais des expériences tristement avérées. L’ordre sanitaire serait plutôt une menace : il consisterait en une réduction drastique et durable de nos libertés au nom de la santé. Nous n’en sommes pas encore là, mais reconnaissons que le confinement et le couvre-feu, même éventuellement justifiés, nous font glisser dans une direction inquiétante... Espérons que nous sommes encore nombreux à le penser : mieux vaut attraper la covid-19 dans une démocratie que ne pas l’attraper dans une dictature !

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